Jean Sulpice : « On reprend conscience qu’on a perdu le lien avec notre terroir »

Le chef Jean Sulpice ravit aujourd’hui les papilles de ses clients dans son restaurant de Talloires-Montmin, au bord du lac d’Annecy. Photo Aubane Lemaire

Jean Sulpice, chef deux étoiles au Guide Michelin, et plus jeune chef français à avoir reçu une étoile (à 26 ans), met un point d’honneur à utiliser le terroir savoyard dans sa cuisine. Natif d’Aix-les-Bains, il a toujours baigné dans les traditions savoyardes et la richesse des produits locaux de la région. Aujourd’hui à la tête du restaurant deux étoiles l’Auberge du Père Bise à Talloires-Montmin, et du bistrot attenant le 1903, le chef Sulpice est toujours plus inspiré par la nature omniprésente autour du lac d’Annecy. Rencontre.

Quel est votre rapport à l’environnement ?

« C’est une véritable source de ressourcement qui permet d’apprécier la nature, ce côté sauvage et en même temps la sérénité, l’énergie que ça peut nous retransmettre. Et c’est surtout une source d’inspiration par l’ensemble des produits qu’il peut y avoir : produits de la terre, plantes sauvages… J’ai moi-même un jardin de plantes aromatiques et avec quelques fruits (framboises, cassis, groseilles, figues, pêches…). Je ne mets pas de produits phytosanitaires car je n’attends pas de grosse production, j’attends juste des fruits de bonne qualité. Ce jardin me permet de rester en contact avec la nature. L’objectif n’est pas de le maîtriser à 100%, c’est de le laisser s’exprimer. C’est pour cela que je n’y ai mis que des plantes aromatiques : c’est important pour moi car ma cuisine est basée autour des plantes. Et le fait de cueillir le matin et de cuisiner juste derrière, le goût est complètement différent. »

Comment définiriez-vous l’écologie en montagne ?

« L’écologie, c’est compliqué dans le monde dans lequel on vit aujourd’hui. Je ne suis pas persuadé que l’on soit plus écolos qu’avant, et que nos ancêtres étaient plus écolos que nous. Mais aujourd’hui, on a une densité d’humains plus importante qu’avant, et l’humain est un mammifère qui n’en a jamais assez. Il en veut toujours plus. Et quand on en veut plus, ça va contre la nature. On en a peut-être oublié de suivre le rythme de la saisonnalité, ce qui pourrait définir l’écologie en montagne. Dans mon métier, ce qui est le plus important, c’est la saison. À chaque saison, la nature nous offre un trésor gustatif et gourmand qui est aussi important pour notre équilibre. En termes de pouvoirs nutritionnels, ces produits nous offrent des choses différentes car ils s’adaptent à la saison. »

Né à Aix-les-Bains, Jean Sulpice conserve toujours un lien étroit avec la nature savoyarde. Photo Thomas Dhellemmes

Certains chefs et certains clients de grands restaurants veulent des saveurs et des plats de plus en plus « exotiques ». Pourquoi, de votre côté, avoir choisi de mettre en valeur la cuisine du terroir ?

« Je ne me suis jamais orienté vers une cuisine de terroir, je suis né dans ce terroir. Aujourd’hui, je transmets juste l’éducation que j’ai eue. J’ai la chance d’être né à la campagne et d’avoir un bon sens paysan. À la campagne, on va se nourrir des produits de la ferme, on ne va pas chercher des produits du monde entier. Pourquoi aller chercher des produits ailleurs alors que la ressource est chez nous ? Mais c’est vrai que les premiers qui sont frustrés de manger des produits du terroir, ce sont les gens qui habitent dans ce terroir, car ils ont envie de découvrir d’autres produits. Pourtant, les produits d’ailleurs sont meilleurs quand on les déguste dans leur territoire. On a été très influencés par l’ouverture des frontières, mais aujourd’hui, on reprend conscience qu’on a perdu notre lien avec notre terroir. Il faut continuer à valoriser tout cela comme l’ont fait nos grands-parents ou arrière-grands-parents. »

Sur quels critères vous basez-vous pour choisir vos produits locaux ?

Parmi les plats composés de produits locaux, on retrouve la « Matelote du Lac, tanaisie ». Photo Thomas Dhellemmes

« Ce que je recherche avant tout, c’est de tisser un lien avec mes producteurs, d’apprendre à les connaître pour avoir confiance en leur travail. Quand mon pêcheur me dit « écoute Jean, j’ai assez pêché », l’objectif n’est pas d’en avoir toujours plus, c’est de se contenter de ce que la nature nous donne, sinon on va déstabiliser la ressource, avec le risque, un jour, de ne plus en avoir. »

Quelles sont vos actions pour protéger l’environnement au quotidien dans vos restaurants ?

« Essayer de former le personnel d’abord. J’ai 110 collaborateurs et tous ne sont pas sensibilisés sur le gaspillage, qui est un gros problème dans les restaurants. Essayer de privilégier les circuits courts, de ne pas utiliser trop de plastique. Par exemple, quand mon pêcheur me livre le poisson, il le met dans des bacs qui lui servent tous les jours, il ne met pas ça dans une boîte en polystyrène. Dans nos établissements, on a réduit le nombre de couverts pour pouvoir apporter un service plus soigné, avoir moins de manipulation de produits et des produits de meilleure qualité. Dans mon restaurant gastronomique, j’ai pris la décision de faire un menu à deux vitesses, à six ou à huit (NDLR : six ou huit plats selon l’appétit du client), qui permet d’avoir moins de perte dans mon travail. Cela donne moins de choix à la clientèle, mais plus de qualité et moins de gaspillage. »

Le fait de passer de Val Thorens, votre ancien restaurant, à Talloires a-t-il changé quelque chose dans votre approche de la cuisine ?

« Bien sûr. Les stations de sports d’hiver ne sont pas du tout écologiques. Si je suis parti de là-haut, c’est que cette vision du tourisme de masse en montagne ne me correspondait plus. Ici, à Talloires, on a une vie à l’année, même si on a aussi du tourisme. On ne construit pas les infrastructures uniquement pour quatre mois de l’année, et on ne monte pas des gens à 3 000 mètres d’altitude. Pour monter des gens à cette altitude, il faut les préparer. Or aujourd’hui, on donne accès à tout à tout le monde. Quand je me suis fait mon premier 3 000 ou 4 000, il y a une préparation physique, psychologique, une acclimatation qui ne se fait pas comme ça. Le premier polluant, pour moi, c’est l’humain. Le premier travail à faire c’est de rééduquer l’humain. Cependant, en écologie, il ne faut pas interdire, il faut recréer un mode de fonctionnement et de consommation modéré. Il faudrait par exemple créer encore plus de parcs régionaux et protéger ces espaces, sinon on ne donnera pas grand-chose à nos enfants. Je suis très inquiet sur la nature pour l’avenir. On ne pourra pas satisfaire et nourrir tout le monde, donc il faut préserver dès aujourd’hui. »

Et le déclic ?

Jean Sulpice, chef deux étoiles au Guide Michelin, à la tête du restaurant L’Auberge du Père Bise à Talloires-Montmin, nous explique le moment où il a su qu’il devait agir pour l’environnement.

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